« En matière d’optique, le gouvernement fonctionne sur un logiciel faux »

Publié le 19/10/2015

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Marc Guyot est professeur d’économie à l’Essec Business School. Spécialisé entre autres dans la politique de la concurrence, il s’intéresse de près à l’optique, dénonçant le plafonnement des remboursements, la vision erronée portée sur la filière par les pouvoirs publics ou encore leur inertie vis-à-vis de la fraude pratiquée par certains opticiens*. L’économiste vient de publier l’ouvrage « La vérité sur le secteur de l’optique en France… pour en finir avec la caricature »**, qui remet clairement les choses à leur place, avec un regard strictement objectif. Entretien.

 

Qu’est-ce qui vous pousse à vous pencher de manière aussi spécifique sur l’optique ?

C’est le gouvernement et le décret plafonnant les remboursements qui m’y poussent, car ma spécialité est l’économie de la concurrence. Or, la plus grosse atteinte que l’on puisse faire à la concurrence est d’encadrer les prix, ce que tend à faire ce texte. Et ce n’est pas bon : car si les prix sont figés, la rivalité entre les acteurs cesse et l’innovation avec. A l’inverse, des prix libres rendent le marché plus efficace.

 

Ce décret encadre les remboursements des équipements optiques, mais ne fixe pas pour autant leurs prix…

Il va figer la concurrence entre les complémentaires santé et aura de fait un impact sur les tarifs des lunettes, qui vont stagner et ne plus jouer leur rôle de dynamique. Cela fait courir un risque à l’évolution de la filière optique en France, qui est très performante en France, que ce soit en termes d’innovation et de choix des produits, de concurrence entre les acteurs de la distribution, d’équipements des amétropes ou encore d’accès aux équipements des populations à plus faibles revenus grâce à la CMU ou l’ACS.

 

Comment expliquer que, malgré l’opposition de tous les acteurs du secteur (distribution, fabricants, Ocam, associations d’usagers), le gouvernement ait tout de même maintenu cette mesure ?

Cette décision n’a fait l’objet d’aucune concertation de sa part : il l’a prise parce que, de loin, cette mesure apparaît comme « sociale » et qu’il méconnaît totalement le marché de l’optique. En annonçant plafonner les remboursements pour enrayer la hausse du prix des lunettes, le gouvernement se donne une bonne image en s’attaquant à un secteur qui, lui, en a une mauvaise. C’était en plus une mesure facile à prendre et pas trop risquée, les opticiens et les fabricants n’étant pas du genre à bloquer les routes !

 

Vous évoquez la mauvaise image du secteur, qui est incontestable. Comment a-t-on pu en arriver là ?

Les acteurs du marché sont, pour une grosse partie, eux-mêmes responsables de cette situation, avec les campagnes des enseignes discount ou des opticiens sur Internet qui disent eux-mêmes que les lunettes sont trop chères. Donc, à partir du moment où tout le monde dit la même chose, on finit par le croire.  Mais ce qui est mal compris, c’est la raison pour lesquelles les consommateurs disent que les lunettes sont chères. Il y a les forfaits premiers prix, la CMU… mais des personnes qui peuvent bénéficier d’équipements gratuits disent y renoncer pour raison financière ! Les vraies raisons sont ailleurs, par exemple dans les délais de rendez-vous chez l’ophtalmologiste. Les femmes renoncent plus les hommes : cela veut bien dire que le problème est avant tout sociologique. Le gouvernement fonctionne sur un logiciel faux sans connaître le détail de ces renoncements.

 

Ces convictions erronées peuvent-elles pousser l’Etat à désengager totalement la Sécurité sociale du secteur ?

C’est bien sûr l’objectif final et la manœuvre est en cours. Nous allons vers une privatisation complète de la santé visuelle. Après, les conséquences de cette éventuelle mesure dépendront de la façon dont elle est mise en œuvre.

 

Vous estimez que, plutôt que de perturber la dynamique du secteur en plafonnant les remboursements, le gouvernement ferait mieux de lutter contre la fraude. Mais si la Sécu se désengage, serait-il légitime dans ce rôle de gendarme ?

La fraude reste le seul vrai problème du marché de l’optique, qui se porterait mieux s’il elle était éradiquée. S’il y a encore des arrangements de facture, c’est qu’il n’y a pas assez de contrôles. Le rôle de l’Etat est de se concentrer sur cette mission, pas de fixer les prix. Les optimisations de facture doivent être sanctionnées, dans une juste mesure, afin que l’opticien se rende compte que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Et ce n’est pas incompatible avec un désengagement de la Sécurité sociale. L’Etat doit protéger les consommateurs, garantir qu’il n’y a pas tromperie sur la marchandise, encadrer par des normes, même s’il n’intervient pas financièrement dans le secteur concerné. Désengagement de la Sécurité sociale et privatisation ne signifient pas désengagement de l’Etat.

 

Comment voyez-vous le secteur dans 5 ans ?

J’ai confiance car le secteur fonctionne bien. Les amétropes français sont les mieux corrigés du monde ! Les Français ont à leur disposition une multitude de solutions disponibles, de 10 euros à 1000 euros ! Seule la fraude est un problème. Le plafonnement des remboursements ne va pas tuer le secteur car les industriels restent dynamiques, mais l’Etat freine ce dynamisme. Pour les magasins, c’est autre chose, d’autant plus qu’ils subissent la pression des réseaux de soins qui modifient la nature de leur travail, en sélectionnant les produits en amont. Il y aura des fermetures de magasins. Ce sont les gros points de vente, qui ont de vraies stratégies marketing, management, de vrais process de fonctionnement qui s’en sortiront le mieux. Mais les propositions du rapport de Dominique Voynet, qui préconise de confier davantage de prérogatives aux opticiens, vont dans le bon sens. Un des plus importants facteurs de blocage est la rareté des ophtalmologistes. Développer l’aspect technique et santé de la profession est donc une vraie piste de croissance.

 

CET ENTRETIEN A ETE PUBLIE DANS L’OL [MAG] 692

 

* « Limiter le remboursement des lunettes : une décision idéologique et inefficace », La Tribune du 13 juin 2014 ; « Mettre fin à la fraude chez les opticiens », La Tribune du 20 janvier 2015 ; « Les postulats erronés sur le secteur de l’optique », La Tribune du 10 juillet 2015

** « La vérité sur le secteur de l’optique en France… pour en finir avec la caricature » de Marc Guyot, Essec Publishing, disponible sur Amazon.fr et The Apple Bookstore (9,99€)

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